Kuru Otlar Üstüne (Les Herbes Sèches) nous conte l’histoire de deux professeurs, ils enseignent quelque part en Anatolie, partagent la même résidence et rêvent d’intégrer un établissement à Istanbul … Hiver comme été, il faut être solide et bien ancré pour ne pas être balayé par le vent dans ces lieux de hautes plaines.
Pas de surprise, Nur Bilge Ceylan continue dans le sillon de Tchekov, il pose les personnages et nous les fait découvrir de l’intérieur.
Une découverte patiente et tout en lenteur comme s’il voulait que nous nous interrogions sur cette part de nous même que nous ne voyons pas toujours, à défaut de l’accepter.
Les faits sont là, les deux professeurs font leur travail d’enseignant, avec leur petits arrangements avec le quotidien.
Ils sont en Anatolie centrale où tout incite à l’introspection et au partage, une terre ouverte à tous les vents dont ils ne peuvent s’évader qu’à travers des discussions où se projettent leurs envies, ou à défaut leurs frustrations : ils discutent entre eux, entre habitants, avec leurs élèves.
Samet et Kenan sont très différents l’un de l’autre.
Samet, un émigré de l’intérieur, ombrageux et torturé à souhait veut apparaitre simple sans l’être, tandis que Kenan, le régional de l’étape, est plus ancré dans l’échange et le vécu extérieur.
Kuru Otlar Üstüne (Les Herbes Sèches) est un film qui ne masque en rien la vie des gens, un film politique au sens générique du terme : un film où chacun cherche à s’appartenir plutôt qu’à s’identifier à une cause ou à appartenir aux autres.
Un film à étapes construit dans le décor somptueux de l’Anatolie.
Une première étape de présentation des personnages suivi de la prise de conscience que finalement ils ne sortiront pas de leur situation aussi facilement, question d’ordre professionnel, entre autres raisons.
Dés lors, ils restent là, à vivre en attendant que les choses se passent, en attendant …
Une scène à ciel ouvert dont ils détiennent la clé sans pour autant le savoir.
Une deuxième étape, essentielle, où nos deux professeurs en rencontrent une troisième, Nuray en la personne de Merve Dizdar.
Animés l’un et l’autre par une mâle attitude de conquête, chacun à sa manière joue de séduction face à Nuray … C’est sans compter sur sa personnalité, femme et victime, comme eux, mais qui elle, a dépassé sa condition.
Du rôle de femme révélée, Nuray devient femme révélatrice pour ces hommes si bien ancrés dans leur personnalité monotone et auto sécurisante, elle ne lâche rien et surtout pas ses propres valeurs et besoins qu’elle a appris à connaitre, à force de se connaitre.
A force de courage aussi, elle a surmonté les difficultés que la vie a postées sur son chemin, elle est au pied du mur et ne s’autorise que le choix d’être en vie et d’en profiter elle même et avec les autres, avec un plaisir partagé.
Face à elle, nos deux hommes ne peuvent plus se contenter de jouer leurs personnages intellectuels de juvéniles attardés.
Sans le savoir, elle les fait se sentir comme rappelés à l’ordre de la vie : celui qui consiste à grandir et à devenir adulte en commençant par se changer soi même sans attendre le salut des autres.
Une sacrée image particulièrement d’actualité dans le contexte de la Turquie d’aujourd’hui.
Merve Dizdar incarne le rôle de Nuray, elle est à la fois combattante, solaire et juste.
Sa prestation dans le film de N.B.Ceylan lui a valu le Prix d’Interprétation Féminine au Festival de Cannes 2023, une première pour une actrice turque, un prix que nul ne lui conteste tant il est mérité.
Elle brille de tous ses feux intérieurs dans cette Anatolie où la nature est omniprésente, terriblement vivante, et semble dire aux hommes que le mouvement est une des seules attitudes face à l’immobilisme ambiant.
Diplômée en art dramatique de l’université de Onsekiz Mart de Çanakkale, elle commence sa carrière dés 2010 au théâtre et au cinéma.
Parmi d’autres prix, elle a reçu celui de la meilleure actrice au Festival du film d’Antalya en 2022 avant d’être récompensée au Festival de Cannes dans la même catégorie en 2023.
Selon elle, “Le personnage de Nuray, que j’interprète, est une femme qui a dû se battre pour son existence et pour ce en quoi elle croit, et qui doit en payer le prix”.
Merve Dizdar a dédié son prix “à toutes les femmes comme Nuray qui luttent pour surmonter les difficultés et pour garder l’espoir“.
Avec elle et ce film profondément existentiel et laïc, le vent souffle d’Anatolie.
Marc Lanteri
9/6/2023
Date prévue de sortie en France : 12 juillet 2023